"Le sommeil, c'est passionnant !" - Entretien avec le professeur Raphaël Heinzer

Sommeil / Conseils

Rencontre avec Raphaël Heinzer, figure incontournable de la recherche sur le sommeil. De l’utilité du sommeil à son évolution à travers les âges, en passant par les troubles fréquents et les conseils utiles, il nous dévoile tous les secrets du sommeil !

Le Professeur Raphaël Heinzer est une superstar du sommeil.

Après des études de médecine à Lausanne, il se spécialise dans le domaine du sommeil au Stanford Sleep Center en Californie, avant de rentrer en Suisse pour se former en médecine interne et pneumologie. Sa thèse validée, il repart approfondir ses recherches à la Harvard Medical School de Boston, où il s’intéresse notamment à la physiologie et l’épidémiologie des troubles du sommeil (apnées, insomnies, hypersomnies…) ainsi qu’à l’étude du sommeil en conditions extrêmes (haute altitude, navigation en solitaire, vols de longue durée…).

De retour dans son pays natal, il fonde en 2006 avec le Professeur Tafti le Centre d’Investigation et de Recherche sur le Sommeil (CIRS), centre de référence pour les maladies rares du sommeil. Il a également été le Président de la Société Suisse du sommeil de 2013 à 2017 et reste très investi dans les Sociétés Suisses et Européennes de pneumologie et de médecine du sommeil. Parallèlement à sa carrière de médecin et de chercheur, il enseigne à Lausanne, Genève et Lyon et a ouvert une consultation du sommeil bénévole, toujours à Lausanne.

Mais comme tout cela ne suffisait pas, le professeur Raphaël Heinzer trouve encore le temps d’écrire des livres destinés au grand public. Il a récemment publié Je rêve de dormir (éd. Favre, 2016), en collaboration avec le Docterur José Haba-Rubio.

Sommeil en général, sommeils particuliers

« Je rêve de dormir »... D’accord, mais pourquoi avons-nous besoin de dormir, en fait ? 

Le sommeil est un besoin biologique essentiel : toutes les espèces vivantes ont une forme de sommeil et une alternance activité / repos. Mais la raison de ce besoin est resté un mystère pendant de nombreuses années...

On a longtemps cru que le sommeil était simplement l’absence d’éveil, mais on sait maintenant qu’il se passe plein de choses pendant ce temps. On pensait aussi que le sommeil servait à économiser l’énergie. Peut-être, mais on consomme autant de glucose pendant certaines phases du sommeil (comme le sommeil paradoxal ou sommeil REM) que pendant l’éveil. 

On connaît également l’importance du sommeil dans les apprentissages et la consolidation de la mémoire. Durant la nuit, le cerveau renforce certaines connexions utiles entre les neurones. Si par exemple vous essayez d’apprendre ou de vous souvenir de quelque chose en y portant une grande attention ou une grande émotion, vous allez probablement renforcer cette connexion pendant la nuit. A contrario, certains éléments peu utiles, comme d’avoir vu passer une voiture bleue par exemple, vont être effacés pour ne pas surcharger le cerveau. Le sommeil aide donc beaucoup à consolider des savoirs et des souvenirs et à en défaire d’autres...

On sait aussi que le sommeil sert à « nettoyer » le cerveau. Cela a été montré très récemment par une étude du docteur Nedergaard, publiée il y a 2 ans dans le journal Science. Il a été observé que les déchets du cerveau sont principalement éliminés la nuit lorsque l’on dort, nettement moins le jour dans les phases d’éveil. En fait, les espaces entre les neurones s’élargissent pendant le sommeil, ce qui permet à un petit flux de liquide de circuler pour nettoyer le cerveau durant ce temps. Il est donc possible, si on reste éveillé trop longtemps, que certaines substances qui devraient être éliminées pendant le sommeil s’accumulent dans le cerveau et altèrent son fonctionnement.

Une dernière hypothèse, surprenante, suppose que le sommeil serait l’état normal, l’état « par défaut », et qu’on ne se réveillerait que pour effectuer les actions nécessaires à notre survie, comme chasser, manger, se reproduire. Ces besoins vitaux comblés, on devrait tout simplement se rendormir, puisque l’état normal de communication des neurones est celui qui se retrouve pendant le sommeil.

Et pourquoi rêvons-nous ?

C’est une bonne question, qui n’a pas encore de réponse définitive...

On imagine, et c’est une vision très freudienne, que le rêve a une fonction d’exutoire et aide à évacuer les sentiments négatifs et les frustrations.

On pense aussi que le rêve nous entraîne à réagir à des situations nouvelles. Par exemple, un chaton rêve déjà qu’il chasse sans avoir encore jamais vu de souris ! Il apprend donc d’abord à chasser en rêvant car c’est dans ses gênes...

De la même façon, on rêve souvent de choses violentes pour nous confronter à des situations potentiellement dangereuses qui pourraient arriver. On peut aussi revivre des évènements qui nous sont déjà arrivés, pour mieux réagir si cela se reproduit. Ainsi, si on apprend un nouveau pas de danse ou un mouvement de sport, on va probablement le répéter pendant les phases de sommeil de rêves et l’acquérir plus vite grâce à cette mémoire procédurale. C’est un peu magique, cet apprentissage sans rien faire! 

Existe-t-il encore des idées reçues sur le sommeil ? Par exemple, avons-nous tous besoin de 7 ou 8h de sommeil par nuit ? 

Clairement pas. On est très inégaux devant le sommeil. Une personne peut vivre très bien avec 6h de sommeil alors que d’autres ont vraiment besoin de leur 9h ! C’est certainement la génétique qui détermine la quantité de sommeil nécessaire à chacun... 

Et le vieil adage que les heures avant minuit comptent double ?

Ce n’est pas tout à fait juste...

C’est vrai que pendant les deux premiers cycles de sommeil, c’est-à-dire les deux ou trois premières heures, le sommeil est le plus profond. Ces deux premiers cycles sont donc les plus bénéfiques. Mais que l’on s’endorme avant ou après minuit, cela ne change pas grand-chose... C’est la régularité qui importe. 

Et qu’en est il des gens qui ont des horaires décalés ?

Cela perturbe le sommeil, dès lors qu’on bouleverse ses habitudes. Si vous dormez habituellement de 23h à 7h et qu’on vous demande tout à coup de travailler la nuit et de dormir de 8h à 15h, votre sommeil sera de moindre qualité car votre cerveau n’est pas habitué à ce rythme. Pour les mêmes raisons, le travail de nuit sera également difficile car le cerveau ne sera alors pas dans sa phase propice à l’éveil. L’idéal est vraiment de dormir au moment où le cerveau s’y attend, et c’est habituellement la nuit.

Et la sieste dans tout ça ?

La sieste est bénéfique pour ceux qui ont trop peu ou mal dormi : dix, quinze, voire vingt  minutes de sieste, c’est très bien. Par contre, elle est à proscrire pour les insomniaques car elle va diminuer le besoin en sommeil nocturne, et donc accentuer les difficultés d’endormissement au moment de se coucher. 

Qu’est-ce que le sommeil monophasique et le sommeil polyphasique ?

Le sommeil monophasique c’est l’alternance d’une seule phase de sommeil et d’une seule phase d’éveil sur 24 heures. La plupart des gens fonctionnent ainsi. Mais certains, par obligation professionnelle ou parce qu’ils ont des enfants qui se réveillent beaucoup la nuit, ont un sommeil polyphasique, c’est-à-dire plusieurs phases de sommeil et plusieurs phases d’éveil.

Les navigateurs en solitaire, par exemple, ont un sommeil polyphasique car ils ne peuvent absolument pas se permettre de dormir 7 ou 8 heures d’affilées. Ils dorment 10, 15, 20 ou 40 minutes, puis restent éveillés un certain temps avant de se rendormir pour une courte durée et de se réveiller à nouveau. Certains d’entre eux ont réussi à vivre ainsi pendant un mois. Mais cette forme de sommeil fonctionne surtout quand on la pratique par nécessité. Lorsque d’autres essaient de l’appliquer à leur vie de tous les jours, c’est bien plus difficile ! Car si on décide de ne faire qu’une petite sieste entre 2h et 3h du matin par exemple, se réveiller sera un calvaire du fait du rythme circadien et de notre tendance à dormir la nuit et à être éveillé la journée. Le sommeil de jour sera de moins bonne qualité et il sera très difficile de réussir à ne se restreindre qu’à quelques siestes nocturnes...

Vous expliquez que les navigateurs, notamment, pratiquent ce sommeil polyphasique. Mais qu’est-ce que cela implique ? Sur la vigilance par exemple ? 

La plupart sont malgré tout en privation de sommeil, parce que faire une petite sieste pendant la journée alors qu’il y a du bruit et du vent, ce n’est pas facile. Certains ont des hallucinations qui peuvent aller jusqu’à voir un TGV passer à côté de leur bateau ! Ou bien ils sentent des odeurs de café, entendent des voix ou aperçoivent des gens ! Ces phénomènes sont dus au manque de sommeil, leur cerveau s’endort presque alors que leur corps est éveillé.

Le sommeil, quelle histoire !

Comment dormait-on à l’Antiquité ? Au Moyen-âge ? Et aujourd’hui ?

Du temps des Romains et au Moyen-âge, la tendance était au sommeil biphasique avec une première phase de sommeil à la nuit tombée. Les gens n’avaient pas grand-chose à faire une fois le soleil couché car les chandelles n’existaient pas, ou étaient relativement chères... Ils dormaient donc une première phase, en gros de 8h à minuit, avec quelques variations en fonction de la saison. Cela suffisait à satisfaire une partie de leur besoin en sommeil et ils se réveillaient. Comme ils partageaient leur couche à plusieurs, ils discutaient entre eux, allaient voir des voisins, assouvissaient leurs besoins...

Vers 2 ou 3h intervenait alors la seconde phase de sommeil, qui durait jusqu’au lever du jour et correspondait au rythme circadien le plus favorable au sommeil profond.

C’est seulement avec l’arrivée des éclairages artificiels (lampes à pétrole puis électricité) qu’on a réduit notre sommeil à une seule phase. Comme on avait la possibilité de faire plus de choses le soir, y compris de travailler, on est passé au sommeil monophasique avec un coucher entre 22h et minuit et un lever entre 5h et 7h du matin.

Nos besoins et habitudes de sommeil diffèrent-elles beaucoup selon les cultures ?

Oui le sommeil s’adapte au milieu dans lequel on vit. Cela s’observe particulièrement chez les animaux : ceux qui ont beaucoup de prédateurs dorment très peu. La girafe ou la gazelle ne dorment que 3 ou 4 heures, alors que le lion peut dormir 13h d’affilée et la chauve-souris 18h !

Chez les êtres humains c’est un peu différent. Dans les pays du Sud, il y a la tradition de la sieste. Là-bas, les gens dorment un peu moins la nuit parce que les soirées sont agréables, il fait plus frais, alors ils mangent et se couchent plus tard. Par contre, ils ne se lèvent pas plus tard mais font une sieste, qui peut correspondre à un cycle complet de sommeil, en début d’après-midi. La sieste est également courante dans les pays asiatiques, où les gens dorment 10 ou 15 minutes puis reprennent leur travail. Dans le nord de l’Europe ou aux États-Unis, c’est moins bien accepté. Celui qui fait une sieste au travail sera plutôt pris pour un paresseux. Notre mode de sommeil dépend donc beaucoup de notre culture.

Alors, le sommeil est-il une construction culturelle ou répond-il à des rythmes biologiques immuables ?

Il est réellement lié à l’environnement, météorologique notamment. C’est d’abord une adaptation au milieu. On a tous cette facilité à s’endormir en début d’après-midi, mais c’est surtout dans le sud et dans les pays chauds que l’on pratique réellement le sommeil biphasique.

Quand les troubles du sommeil se réveillent…

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous spécialiser en médecine du sommeil ? 

Ce que je trouve passionnant, c’est qu’on le connaît encore très peu. Il y a énormément d’opportunités de recherche... Alors que le sommeil occupe un tiers de notre vie, la médecine et la science ne s’en préoccupent que depuis 50 ou 60 ans !

Lors de mes études, pendant les cours de physiologie, on nous a présenté l’expérience de Michel Jouvet : il a montré qu’en enlevant un petit noyau du cerveau, on pouvait supprimer la paralysie naturelle survenant pendant le sommeil de rêves. Il montrait alors un chat qui se mettait à vivre ses rêves après avoir subi cette toute petite ablation. J’ai trouvé ça fascinant ! C’est ce qui m’a donné envie de m’intéresser à ce domaine. 

Quels sont les maladies du sommeil les plus répandues, chez les hommes/chez les femmes/chez les enfants ?

Chez l’adulte, l’insomnie reste la plainte les plus courante. On estime qu’une personne sur deux en souffrira au moins une fois dans sa vie... Attention, on parle ici d’insomnie aiguë, pouvant survenir suite à un stress, un deuil, une séparation, etc.

Les insomnies chroniques, qui durent plus de 3 mois, sont moins fréquentes. Elles touchent plus les femmes que les hommes. Les secondes pathologies les plus remarquées sont respiratoires. Les apnées du sommeil sont quant à elles plus répandues chez les hommes.

Chez l’enfant et l’adolescent, on observe beaucoup de somnambulisme, particulièrement chez les jeunes enfants. Les adolescents sont par contre souvent confrontés à des troubles dus au dérèglement de leur horloge interne. Cela se traduit par un retard de phase de leur rythme circadien, avec des difficultés d’endormissement et de réveil. On suppose qu’une composante hormonale provoque ce décalage, également observable chez certains mammifères.

Quelles solutions existent, quand doit-on consulter ?

À partir du moment où notre quotidien s’en trouve perturbé, il faut consulter.

L’insomnie par exemple, cela peut arriver à tout le monde, il n’y a pas forcément lieu de s’inquiéter. Mais dès lors que ça influence notre comportement, qu’on commence à éviter de sortir le soir par peur de mal dormir ensuite, de partir en vacances ou de voir des amis, si on devient irritable ou que l’on fonctionne moins bien au travail ou dans la vie en général, là oui, cela vaut vraiment la peine de consulter. Et si on commence à somnoler pendant la journée et à s’endormir au volant, c’est carrément indispensable !

Conseils Sommeil 

Pour finir, quels sont vos 3 conseils essentiels pour bien dormir ?

Mon premier conseil, c’est la régularité. C’est vraiment le plus important. Il faut avoir un sommeil régulier survenant toujours aux mêmes heures, car le cerveau adore avoir un rythme et anticiper le moment où il va pouvoir dormir.

Mon deuxième conseil serait d’apprendre à se connaître. Il faut se coucher lorsqu’on en ressent naturellement le besoin et se réveiller tout aussi naturellement, pour savoir de combien de temps de sommeil on a réellement besoin. Il faut observer son sommeil pour savoir à quel moment on dort le mieux, puis s’adapter à notre horloge biologique naturelle.

Mon troisième conseil, enfin, est d’éviter tout ce qui peut perturber le sommeil. Il faudrait idéalement dormir dans un endroit confortable, avec une température agréable et peu de bruit. Et aussi proscrire les excitants comme la caféine ou la théine si on y est sensible, éviter une trop longue exposition à la lumière en soirée et surtout celle des écrans, car la lumière bleue empêche la sécrétion de mélatonine par notre cerveau. Si on se réveille la nuit, ne surtout pas se remettre devant ses écrans ! Les téléphones doivent être bannis de la chambre à coucher. Si vous êtes obligés de travailler le soir sur un écran, il existe des applications qui suppriment la lumière bleue.

 

Un grand merci à Raphaël Heinzer pour ces précieuses et passionnantes réponses !

Il animera une conférence lors des JPRS (Journées Pratiques Respiration Sommeil) le vendredi 5 octobre 2018 au Palais de Congrès de Bordeaux.